
Il aura fallu à peine plus d'un mois de présidence Trump pour mettre fin, de façon brutale et sans forme de quelconque politesse, à une ère de 80 ans durant laquelle l'ordre occidental s'est structuré autour du lien transatlantique. Pour les Européens, c'est évidemment une rupture. Une surprise? Non. Enfin pas pour tout le monde, puisqu'une formule est régulièrement ressortie du sérail stratégique : "The french were right". Les Français avaient raison.
« Les Français avaient raison », enfin me direz-vous ! Ces mots, nécessairement prononcés en anglais, en allemand, en polonais, etc... ont pu être entendus à la suite -ou pendant- le discours du vice-président américain JD Vance le 14 février dernier lors la Munich Security Conference, qui constitue l'acte I de la scénographie de la rupture transatlantique. Ils ont depuis résonnés à l'Est, à Londres, ou Ottawa, et plus surprenant, à Berlin. Sans compter qu'ils doivent également avoir de l'écho quelque part entre Séoul, Tokyo, Taipei bien sûr, ou même Canberra. Nous pouvons aussi les lire dans des nombreuses analyses internationales commentant le basculement d'alliance de Washington, analyses au sein desquelles notre Président de la République se trouve soudainement affublé du lourd costume/uniforme gaullien (et plus seulement gaulliste). Ces mots, il est aussi utile de rappeler que nous les avons déjà entendus, dans les années qui suivirent le fiasco américain en Irak, mais il faut bien se rendre à l'évidence: cette fois, à la différence d'il y a vingt ans, personne ne semble d'humeur à pavoiser, et surtout pas nous, Français.
Pour être honnête, les premières lignes de ce billet de blog avaient été rédigées avant l'esclandre aussi déplorable qu'historique du 28 février entre Trump/Vance et Volodymyr Zelensky dans le bureau ovale. Evénement qui rend les choses encore plus limpides, graves, et assurément la raison pour laquelle, à ma grande surprise, je ne vois finalement pas tant de Français que ça se gausser d'avoir porté un discours d'autonomie stratégique européenne pendant soixante-dix ans, preuve que tout de même, nous prenons la mesure de la gravité de la situation. Certes, vous trouverez bien quelques perfides pour déverser sur les réseaux sociaux et les plateaux TV leur discours décliniste et anti-tout (et quand même un peu pro-russe), mais leur temps doit déjà être occupé. Occupé à contacter leur éditeur, car il faudra vite avoir son ouvrage sur les étales, où l'on aura écrit, bien entendu, que l'on avait raison depuis le début, que jamais l'Amérique ne s'est réellement préoccupée de notre bien être (elle exècre nos généreux systèmes sociaux), et que de toute manière, l'empire était en déclin depuis longtemps déjà. Il y a du vrai et du faux, mais trop peu de nuance. Occupé aussi, dans un bel exercice d'opportunisme, à étaler en mode tarte à la crème tous les poncifs du "gaullisme gériatrique" (certains saisiront le sens de la formule). Allons bon… il n'est plus très constructif de regarder derrière désormais.
Mais retour au réel avec ce saut dans l'inconnu absolument vertigineux, il faut le comprendre, pour certains Européens. Une chute libre qui se conjugue au présent et qui nous oblige à -enfin- saisir les rênes de notre avenir, avec devant nous une tâche immense, assez bien résumée par le Président de la République: « Les Européens ne peuvent plus compter sur l’OTAN comme ils le faisaient autrefois, car Trump l’a affaiblie. Il nous faudra 10 ans pour nous libérer de l’influence américaine par des investissements locaux et européens massifs. »
Nous sommes maintenant lundi 3 mars, et les valeurs des entreprises de la BITD européenne affichent toutes en bourse à mi-journée une hause supérieure à 10% (quand ce n'est pas 15% ou au dessus). A la fin de la semaine, la Commission Européenne -incroyable force de mobilisation financière- donnera les chiffres des montants débloqués pour le réarmement du continent: 800 milliards d'euros. Voilà pour la première étape, la plus facile. Pour la suite, ce n'est pas nécessairement à Bruxelles que les choses se feront, si ce n'est pour réglementer (pitié, un buy european act !), et on l'espère, organiser le grand réveil industriel et stratégique (rapport Draghi). C'est ici le rôle et surtout la compétence phare de l'UE. Non, notre avenir direct se jouera à la westphalienne, dans les grandes chancelleries, de Paris à Londres, Berlin à Rome ou Varsovie… et quelques autres, les plus volontaires. Sans oublier Ankara, qui n'a ni les mêmes intérêts que Washington, ni que Moscou. Certains appellent par exemple à la constitution d'un Conseil de Sécurité européen. Concernant l'opérationnel, il nous reste les structures de l'OTAN, ou du moins son héritage.
Bref, les Français avaient raison. Raison depuis De Gaulle, raison depuis Suez, depuis la Sorbonne en 2017. Ils ont raison depuis Munich, et depuis Washington. Mais il n'a jamais suffi d'avoir raison et il était presque gratuit, confortable, voire arrogant, de tenir de grands discours sur notre parapluie nucléaire, notre industrie d'armement, notre "armée d'emploi" (60 ans d'OPEX), ou le rôle de puissance d'équilibre dans l'indopacifique, quand nous savions que nous n'étions qu'en seconde ligne.
Fort heureusement, face à l'abysse, il existe des plans, des idées, des inventaires, que vous pouvez déjà consulter
ici ou
là.
Le "dérisquage" vis à vis des Américains, véritable séparation de biens post-divorce, passera nécessairement par des phases extrêmement compliquées. C'est d'abord la hausse généralisée des budgets à environ 3,5 % du PIB, qu'il faudra financer, et ne pas surestimer dans ses effets. Elle permettra au moins de consolider l'existant, en premier lieu la recomplétion des stocks de munitions, en se donnant cette fois le type de marge de manœuvre dont nous ne nous étions plus permis de rêver depuis 1990. Mais cela ne réglera pas -tout de suite- les problèmes structurels comme celui du recrutement, ou des dépendances technologiques dans lesquelles nous nous sommes enfermées (ITAR FREE doit devenir un dogme continental), y compris nous, Français (les catapultes du futur porte-avions). Prenons néanmoins quelques paris : l'A400M peut être relancé, le futur de l'AWACS se fera avec Saab, et l'Europe va enfin se réveiller sur les drones. Face au "Eurocanards" (Rafale, Eurofighter, Gripen), le F-35 a fait son nid, tel un coucou. Le spatial, civil comme militaire, peut lui être mobilisé dès aujourd'hui mais l'effort sera gargantuesque tant nous sommes dépendants des Américains. Des décisions franches et courageuses devront aussi être rapidement prises au sujet des programme futurs structurants comme ESSI (défense anti missile), ou ELSA (frappe longue portée). Pour les avions de combat, que faire de SCAF et GCAP (le programme concurrent GB/Italie/Japon) ? Quid encore du système de combat terrestre MGCS ? Tout le monde ne pourra être satisfait. Sans oublier les consolidations et standardisation massives à réaliser. Vous l'aurez compris, l'inventaire est long, et le F-35 ou les HIMARS viennent à peine d'arriver partout en Europe. Dans le même temps, la priorité demeure l'Ukraine.
De façon plus globale, d'autres questions se poseront. Faut-il abandonner toute ambition ultramarine, en particulier dans l'indopacifique ? Assurément pas, d'autant plus que nos rivaux nous voyant affaiblis, s'empresseront de nous y contester. D'autre part, le sursaut qui arrive en faveur de l'Europe-puissance (à ce stade n'ayons plus peur des mots) devrait nous permettre de nous octroyer des moyens de projection enfin à la hauteur. Autrement dit, davantage de navires, et d'avantage d'avions. Mais évoquer cela, c'est déjà être dans le brouillard d'un nouveau monde. Ou pire, dans le noir complet.
Il y a des fois où l'on aurait aimé avoir tort.
Au travail.
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